Prologue
Le XXIe siècle est le théâtre de transformations politiques majeures dans les démocraties dites libérales. Nombre de politologues, journalistes, élus, simples citoyens font le constat de leur impuissance face au délitement démocratique, sans pour autant voir au-delà de l’horizon indépassable de l’élection.
Les révolutions française et américaine de la fin du 18e siècle ont donné naissance à la démocratie représentative et au fol espoir de voir émerger un système politique idéal.
Force est de constater que le désenchantement pointe et nourrit des positions idéologiques de plus en plus tranchées, comme en témoigne la polarisation politique dans nombre de démocraties occidentales.
Deux puissants mouvements convergent dans ce sens. Le premier, c’est le délitement intrinsèque, la perception par un nombre croissant de citoyens que la démocratie représentative ne les représente pas et qu’elle est impuissante à faire face aux enjeux du 21e siècle. Le second est extrinsèque. C’est le constat que de plus en plus de pays rejettent ce modèle des démocraties occidentales, y compris parmi ceux qui l’avaient d’abord adopté.
De nombreux ouvrages et travaux de recherche explorent les causes et les conséquences de cette situation. Je ne m’y appesantirai pas ici. En revanche, une solution revient comme un mantra dans les réflexions et les discussions, en pure perte ou peu s’en faut. C’est l’idée de la participation de tous à la décision politique.
L’illusion de la participation citoyenne
Pourtant, les expériences de participation citoyenne se multiplient partout dans le monde à différents niveaux et pas seulement dans les démocraties occidentales. Ce sont les budgets participatifs, nés au Brésil en 1989, le référendum avec toutes ses variantes, les processus de consultation, de concertation, etc.
De par leur construction, ces dispositifs permettent de traiter des questions limitées, notamment dans leur complexité, leur échelle ou leur portée décisionnelle. Un référendum, par exemple, ne peut poser qu’une question simple avec un choix de réponses simples. Les budgets participatifs concernent des projets locaux. Les processus de concertation citoyenne sont le plus souvent décidés et encadrés par les autorités en place, dans leur forme et leurs objectifs. En tout état de cause, ils ne sont pas contraignants.
Ces timides initiatives sont à valoriser et à multiplier. Pour autant, elles ne déploieront tout leur potentiel que dans un système réellement démocratique. C’est donc à un tout autre niveau qu’il convient d’agir : au sommet de la prise de décision politique, c’est-à-dire au niveau du pouvoir législatif.
Une inversion du paradigme
Les démocraties occidentales s’inscrivent dans le projet imaginé par les pères fondateurs des révolutions française et américaine. Ils voulaient d’une élite pour gouverner, une « aristocratie naturelle » selon les mots de John Adams, deuxième président des États-Unis. Aujourd’hui comme au sortir du siècle des Lumières, une élite est désignée pour décider. C’est la dimension aristocratique du système. Et la masse vote pour désigner ceux qui vont la gouverner, c’est l’autre dimension, démocratique.
Le projet « Concerto » et cet ouvrage auquel il a donné naissance proposent un système politique dans lequel les citoyens décident des lois. J’ai pris le parti d’imaginer un modèle qui repousse toutes les limites de l’implication citoyenne dans la vie politique. Le processus d’élaboration des lois reste de la responsabilité de professionnels, mais leur approbation et le contrôle de leur application revient, elle, aux citoyens.
C’est un changement de paradigme.
Le mécanisme offrant cette liberté, et c’est probablement le seul, a connu ses premiers balbutiements dans la Grèce antique. Il s’agit du tirage au sort. Il est ici retravaillé, peaufiné, avec une Chambre concertante de citoyens désignés pour un mandat conséquent de quatre ans, quatre jours par semaine. Ils sont largement rémunérés, mis en situation de s’informer, apprendre, comprendre, délibérer, décider de façon libre et indépendante, à l’écart des crispations idéologiques qui font les positions extrêmes.
De la démocratie athénienne aux démocraties modernes
Les démocraties occidentales du XXIe siècle sont des constructions complexes, héritières des événements qui ont jalonné l’histoire de l’humanité et qui les ont profondément transformées au fil du temps. Il serait hasardeux de les situer précisément dans le temps depuis les révolutions de la fin du XVIIIe, tant les soubresauts qu’elles ont connus depuis ont été nombreux et parfois violents.
Quoi qu’il en soit, j’ai fait le choix de commencer mon exploration dans l’antiquité grecque, au temps de Périclès, afin de poser quelques repères. J’aborde ensuite la période des Lumières, au 18e siècle, puis celle un peu bousculée des révolutions française et américaine, et enfin les 250 ans qui ont suivi.
Ce dernier quart de millénaire, dérisoire à l’échelle de l’humanité mais fondateur de ce que l’on nomme aujourd’hui démocratie libérale, constitue le cœur de ma réflexion. J’y explore les combats auxquels se sont livrés les humains pour s’entendre sur la gouvernance des nations et les principes qu’ils ont adoptés pour se partager le pouvoir. J’y expose également les grandes fictions sur lesquelles reposent les démocraties représentatives : la fiction du consentement, celle de la représentativité et celle de la redevabilité.
Un chemin vers un projet politique
Le projet politique dont je trace les contours est plus un chemin qu’une solution clé en main. Ce livre n’a d’autre but que d’apporter une pierre de plus à l’édifice de la pensée politique, avec un éclairage cependant novateur au croisement de deux disciplines scientifiques.
Je puise dans la première, les sciences politiques, des innovations, expérimentations et réflexions de chercheurs et politologues qui se sont intéressés à la façon dont les citoyens pouvaient s’impliquer dans les processus de décision politique.
La seconde, et celle-ci est en elle-même une innovation, c’est la science des relations, une discipline émergente apparue au détour du siècle, il y a 25 ans à peine. Cette ingénierie des relations éclaire de façon rationnelle les relations entre les personnes, l’entente, la concertation, la prise de décision. Elle constitue un apport décisif à la participation citoyenne en matière politique.
La matière est un peu aride. J’ai donc choisi de l’aborder en y insérant quelques dialogues. Ils mettent en présence des personnes qui ont marqué l’histoire de la pensée humaine. Ce sont des philosophes, des politiciens, des scientifiques, des révolutionnaires même, et aussi des artistes car je suis convaincu que ces derniers ont une partition essentielle à jouer dans les processus de transformations sociales.
J’y ai pris, avec grand plaisir, quelques libertés avec la réalité historique, et une liberté plus grande encore avec le temps et l’espace. Je fais dialoguer entre elles des personnes que 2500 ans séparent. Que le lecteur ne s’étonne pas de voir Pythagore discuter avec René Descartes, ou encore Socrate avec Alexis de Tocqueville ou John Adams.
Seuls trois personnages sont présents tout au long du récit, Aspasia de Milet, une philosophe contemporaine de Périclès, Hypatia d’Alexandrie, une philosophe de l’antiquité tardive au 4e siècle de notre ère, et Socrate, le porte-parole de Platon. Ils animent les débats et sont les messagers de mes propres réflexions, notamment Aspasia qui joue le rôle du narrateur.
Les échanges se déroulent au premier quart du 21e siècle en un lieu unique, le salon philosophique d’Aspasia, situé sur une place nommée Agora. Bien que la véritable Aspasia ait peut-être tenu salon et qu’il ait existé une place de l’Agora, dans l’Athènes antique, le cadre de ce livre est imaginaire.
Avertissement au lecteur
Les traits de caractères dont les personnages historiques sont dotés relèvent de la fantaisie de l’auteur. S’ils présentent une quelconque ressemblance avec les originaux, c’est pure coïncidence. Les citations attribuées aux personnages et auteurs évoqués sont, en revanche, authentiques et sourcées. Elles sont mises en évidence par des caractères en italiques et une note de bas de page apportant des précisions sur l’auteur et la source.
Les ouvrages auxquels je me réfère ont été écrits en différentes langues. J’ai moi-même procédé à leur traduction, avec l’aide d’outils d’intelligence artificielle. Ces traductions n’engagent en rien les auteurs de ces ouvrages. Par ailleurs, les penseurs cités le sont sur des aspects spécifiques de leurs réflexions. Cela n’implique pas nécessairement que j’adhère à ces idées ni à l’ensemble de leur pensée. Et réciproquement, il va sans dire.
Le projet politique esquissé implique un changement substantiel de la constitution. Ce n’est pas l’objet de cet ouvrage. Je prie le lecteur de ne pas me tenir rigueur des nombreuses questions dont il ne trouvera pas la réponse ici. D’autres travaux sont à venir sur ces aspects techniques.
Si cet ouvrage quelque peu corrosif vous étonne, vous amuse, vous indigne, vous fait peut-être réfléchir ou vous instruit, alors il aura atteint son objectif premier. Je vous en remercie. Le second objectif pourrait être de vous donner envie de participer au projet Concerto. Il est ambitieux. Il vise ce que les pères fondateurs des républiques occidentales, au sortir du siècle des Lumières, n’ont pas souhaité ou ne sont pas parvenus à réaliser : la démocratie.